UN NOUVEAU MARQUEUR DE L'ALCOOLISME : LA TRANSFERRINE DEGLYCOSYLEE (C.D.T.).
La découverte de marqueurs biologiques, sensibles et spécifiques, permettant d'identifier les sujets ayant une consommation d'alcool excessive, présente un grand intérêt, à la fois sur le plan médical et sur le plan social.
En 1976, Stibler note la présence, dans le sérum et le LCR de patients alcooliques, d'isoformes particuliers de la transferrine (1).
Les études ultérieures confirment l'association entre alcoolisme et transferrines sériques anormales (2).
La transferrine est une glycoprotéine de 80 000 daltons présente dans le sérum mais également dans d'autres liquides biologiques, LCR, liquide amniotique.
Elle est constituée d'un polypeptide de 679 acides aminés portant deux sites de liaison pour le fer et de deux chaînes glucidiques qui participent à la stabilité de la molécule et déterminent son affinité pour divers récepteurs (3).
Ces chaînes glucidiques sont composées de quatre molécules : N-acétylglucosamine, mannose, galactose et acide sialique.
Le nombre de résidus d'acide sialique, chargé négativement, détermine le point isoélectrique de la transferrine ; ainsi, chez les individus sains, l'isoforme principal comporte quatre résidus d'acide sialique et a un point iso-électrique (pI) de 5.4 (4).
Des composés de pI plus élevés (5.7 à 5.9) sont présents dans le sérum de patients alcooliques (5), il s'agit de transferrines carencées en acide sialique mais également -ainsi qu'on l'a démontré plus récemment- en galactose et en N-acétylglucosamine (6), auxquelles les auteurs anglo-saxons donnent le nom de "carbohydrate déficient transferrin" ou CDT (7).
Les effets de l'alcool sur le métabolisme des glycoprotéines sont multiples. Chez des animaux de laboratoire une exposition expérimentale à l'éthanol a pour conséquences au niveau des cellules hépatiques un dysfonctionnement lysosomal, des modifications de l'appareil de Golgi, une inhibition de la polymérisation de la tubuline, une diminution de l'activité enzymatique des glycosyltransférases (8).
Ces altérations métaboliques expliquent qu'au cours de l'intoxication éthylique chronique on observe des anomalies des glyconjugués présents dans les membranes des cellules cérébrales et des hématies ; ces anomalies sont impliquées dans certaines complications de l'alcoolisme en particulier le syndrome alcoolique foetal, la rigidification des érythrocytes et leur sensibilité à l'hémolyse (9,10).
Les conséquences de cette carence en glucides sur les fonctions de la transferrine sont pour l'instant mal connues. Le rôle principal de la transferrine est évidemment le transport sanguin du fer (11) mais elle a également une action stimulatrice sur la croissance et interviendrait dans les systèmes de défenses de l'organisme (12).
La transferrine déglycosylée relarguerait le fer transporté au niveau du foie plus facilement que la transferrine normale et pourrait ainsi être à l'origine d'une surcharge hépatique en fer (13).
La recherche de ces formes anormales de transferrine a pendant longtemps été réalisée par focalisation isoélectrique. Cette technique ne permet qu'une évaluation relative (ratio transferrine carencée en glucides sur transferrine totale) ; en 1985 Stibler et Storey ont proposé deux nouvelles approches séparatives, la chromatofocalisation et la chromatographie d'échange d'ions suivies d'une quantification par radioimmunoessai (14,15).
Contrairement à la méthode de Storey qui n'isole que l'isotransferrine de pI 5.7, le procédé de Stibler permet de recueillir toutes les transferrines anormales. Cependant, l'efficacité de la séparation est, dans ce cas, liée à la stabilité du pH du tampon d' élution, stabilité qui s'avère insuffisante pour un usage en routine. Stibler a donc proposé en 1991, une adaptation méthodologique basée sur l'utilisation d'un tampon dont la force ionique (et non plus le pH) est choisie de façon à ce qu'en sortie de colonne éluent les iso transferrines dont le pI est supérieur à 5.7 (16).
Quelle que soit la méthode de dosage de la transferrine carencée en glucides, les résultats des études menées à ce jour démontrent une bonne sensibilité de ce paramètre et une excellente spécificité dans le dépistage de l'abus d'alcool (17,18).
La quantité d'alcool ingérée ainsi que la durée d'ingestion sont des facteurs déterminants pour la positivité de ce marqueur (19).
Ainsi un patient n'aura une CDT supérieure au seuil de décision de 20 U/l que s'il consomme 60 g ou plus d' éthanol par jour depuis au moins une semaine (16). Ce niveau de consommation semble par ailleurs le seuil au delà duquel apparaît le risque de développement d'une cirrhose chez l'homme (20).
Selon certains travaux, il y aurait une relation significative entre la concentration plasmatique en CDT et le niveau moyen de l'alcoolémie chez un sujet donné (21).
Pendant les périodes d'abstinence alcoolique, le taux de transferrine déglycosylée en glucides se normalise avec une demi-vie d'environ deux semaines (16), cette décroissance permettant le suivi des patients sevrés.
MARQUEURS BIOLOGIQUES DE L'ALCOOLISME
De nombreux paramètres ont été proposés comme marqueurs biologiques de l'alcoolisme chronique. Ce sont, classiquement, la gammaglutamyltransférase (GGT) et le volume globulaire moyen (VGM) mais certains ont également suggéré l'intérêt de la glutamate deshydrogénase, de l'alanine aminotransférase, de l' aspartate aminotransférase (ASAT) et de son isoenzyme mitochondrial, du cholestérol HDL, des phosphatases alcalines ou de l'amylase (22-25).
Toutes les études s'accordent sur les indicateurs les plus sensibles qui sont la GGT, le VGM et la CDT ; cependant cette dernière a une valeur prédictive positive très largement supérieure à celle de tous les marqueurs envisagés ci-dessus, du fait de son excellente spécificité. En effet, la CDT n'est pas corrélée aux indicateurs habituels de la fonction hépatique et son taux est élevé chez les patients ayant une consommation excessive d'alcool, que celle-ci ait, ou non, un retentissement hépatique (19, 22- 24).
Enfin, dans le monitorage des cures de désintoxication, la CDT apparaît comme le meilleur paramètre, la GGT et l'ASAT étant d'un intérêt moindre et le volume globulaire se révélant inutilisable (23).
Si l'intérêt de la transferrine carencée en glucides réside essentiellement dans sa spécificité, il ne faut toutefois pas méconnaître l'existence de faux positifs.
Deux anomalies génétiques peuvent être à l'origine de la présence dans le plasma d' isotransferrines anormales à des taux élevés.
Il s'agit tout d'abord de rares D-variants de la transferrine (26), d'autre part d'une maladie métabolique connue sous le nom de "Syndrome des glycoprotéines carencées en glucides" (27).
Biochimiquement, cette deuxième entité, d'identification récente, est caractérisée par une anomalie de la glycosylation des glycoprotéines et plus particulièrement de la transferrine qui est retrouvée chez 25% des porteurs sains. Quelques rares cas de CDT élevée ont également été identifiés chez des patients souffrant d'insuffisance hépatique sévère (24, 29).
Les nombreuses études réalisées sur la transferrine déglycosylée depuis une dizaine d'années permettent d'affirmer son intérêt dans le dépistage des sujets ayant une consommation d'alcool excessive, dans le diagnostic étiologique de pathologies digestives atypiques et enfin dans le suivi des patients en cours de désintoxication alcoolique.
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